Une ruelle pavée, un instant hors du temps
Il est des endroits qui ne ressemblent à aucun autre. Des lieux où l’on ne s’assoit pas simplement pour manger, mais pour vivre quelque chose. S’Escalinata, dans la haute ville d’Ibiza — Dalt Vila — est de ceux-là. Un recoin d’insolite et de douceur, perché dans les ruelles historiques, où les pierres racontent l’histoire des siècles, et où l’on dîne… à même les marches.
Ce midi-là, le ciel était d’un bleu intense, sans une ombre, et la chaleur baignait doucement les façades chaulées. Nous avions décidé, presque sur un coup de tête, de quitter l’agitation du port pour grimper vers le calme. Nos pas nous menèrent, comme attirés, vers cet escalier métamorphosé en terrasse. Là, des coussins colorés, comme lancés par la main d’un peintre bohème, accueillaient les promeneurs. Des rires d’enfants résonnaient, des verres tintaient, et une musique légère flottait dans l’air.
Nous étions trois : elle, lui, et leur petit garçon, à peine trois ans. Trois cœurs curieux, réunis pour découvrir non seulement une table, mais une sensation.
Une table sans table : s’asseoir sur la vie
Ce n’est pas un restaurant comme les autres. Il n’y a pas de salle, pas de nappe blanche, pas de porte à pousser. S’Escalinata est ouvert au ciel, au vent, à la lumière. On s’installe sur les marches en pierre, sur un coussin rose, turquoise ou jaune citron, selon l’envie. Le dos calé contre un vieux mur, les jambes étendues, on retrouve une posture oubliée, presque enfantine. On mange comme on lirait un poème à voix haute, en regardant les passants descendre, ou les nuages filer.
Le petit garçon s’installe sur un coussin zébré. Ses yeux brillent : tout ici est jeu, surprise, aventure. Il tend la main vers la carafe d’eau fruitée qu’on vient de poser à côté de lui, infusée de citron, de menthe, et d’orange douce. Il boit comme on goûte une fontaine, avec la soif joyeuse des explorateurs.
À nos côtés, les serveurs vont et viennent, souples et discrets, avec cette gentillesse non feinte des lieux qui savent que le charme ne se force pas. Une carte simple, dessinée à la main, arrive dans un carnet. Des tapas, des bocadillos, des toasts généreux. Rien d’extravagant, mais tout respire la sincérité.
Des assiettes pleines d’âme
Le déjeuner commence avec des patatas bravas croustillantes, servies avec une sauce légèrement fumée, presque sucrée, qui laisse un sillage de paprika sur le palais. Un guacamole maison, parsemé de grenade et de piment doux, arrive dans un petit bol en terre cuite. Le pain est chaud, croustillant, et notre fils le rompt avec application, comme s’il tenait entre les mains un secret.
Puis viennent les tartines : une au jambon ibérique affiné, luisant comme du bois ciré sous le soleil ; une autre au fromage de chèvre, miel de romarin et noix croquantes. C’est un équilibre délicat entre le crémeux, le chaud, le croustillant. Chacun de nous se tait un moment, happé par la justesse. Ce n’est pas de la haute gastronomie, c’est mieux : c’est une cuisine qui fait sourire, qui parle à l’enfance et à l’instant.
Le petit garçon, lui, goûte tout. Il lèche un doigt trempé dans la sauce, grimace, rit. Il prend un morceau de toast à deux mains, mord dedans comme dans une histoire, s’en met plein les joues. Et dans ses yeux, il y a l’émerveillement simple qu’on oublie souvent : celui de découvrir. De savourer. De partager.
Une parenthèse de couleurs et de chaleur
Autour de nous, le monde continue. Des touristes curieux s’arrêtent pour prendre des photos. D’autres s’installent à leur tour. Un vieux monsieur descend les marches en saluant les enfants. Une jeune femme lit un livre, penchée sur son coussin comme dans une alcôve de lumière. On parle toutes les langues ici, mais on comprend surtout celle du moment présent.
À ce moment précis, tout semble aligné. Il n’y a ni passé ni futur, il n’y a que maintenant : un toast encore chaud, un pied nu qui effleure le sol, une mèche de cheveux dans le vent. Il y a quelque chose de magique à déjeuner ainsi, dans la rue, sans artifice, sans codes. S’Escalinata efface la frontière entre le quotidien et le merveilleux.
Un chat passe entre les coussins. L’enfant lui tend un morceau de fromage, qu’il refuse poliment d’un clignement de moustaches. Un couple se prend en photo, une grand-mère ferme les yeux face au soleil. Et nous, blottis dans cette mosaïque de vies, nous savourons chaque minute.
Un dessert comme un murmure
Le dessert arrive sur une petite planche de bois : brownie tiède, glace vanille fondante, et un filet de miel. Ce n’est pas une explosion, c’est une caresse. Quelque chose de réconfortant, comme un plaid posé sur les genoux après le vent. Le petit garçon mange à pleines cuillères, puis en tend une à son père, avec la solennité de ceux qui partagent l’or du monde.
Un café arrive, fort, parfumé. La mère ferme les yeux, respire. Il y a dans ce moment une poésie lente, une musique douce que seul le cœur entend.
Après le repas : le monde est plus doux
Nous restons encore un peu. Le soleil descend lentement sur les remparts. L’enfant joue avec un coussin, grimpe deux marches, redescend. Il rit. Les parents s’échangent un regard complice. Il y a parfois des instants minuscules qui deviennent éternels. Celui-ci en fait partie.
On ne veut pas partir. On veut laisser le temps s’effilocher, comme une chanson qu’on ne finirait jamais. On s’embrasse, on remercie les serveurs, on descend doucement les marches, le cœur léger, les joues rosies.
Dans le creux de nos souvenirs, ce déjeuner restera. Non pas comme un repas, mais comme une respiration. Comme un livre qu’on aurait lu à trois, à voix basse, sous un ciel d’été.
S’Escalinata n’est pas un restaurant : c’est un poème qu’on s’offre en marchant. Une ode au présent, aux choses simples, à l’enfance. À l’amour aussi.
📍 Adresse
S’Escalinata
Calle Portal Nou, 10
07800 Eivissa, Ibiza – Baléares, Espagne
