L’arrivée : quand la beauté du lieu précède le premier goût
Il est des jours où le réel frôle le rêve. Des moments où le monde se fait silence pour laisser parler l’essentiel. Ce déjeuner à Es Torrent n’était pas une simple halte culinaire : c’était une ode à la lenteur, à la beauté, à l’amour partagé.
Nous avions quitté l’agitation des routes d’Ibiza en fin de matinée, bercés par la lumière blanche des Baléares et le souffle chaud du vent salin. La voiture serpentait les sentiers, les pins paraissaient plus verts, l’horizon plus vaste. Et là, tout au bout du chemin de sable, niché dans une crique discrète du sud de l’île, un nom presque murmuré : Es Torrent. Pas d’enseigne clinquante, pas de musique tonitruante. Juste le roulis de la mer, le rire des enfants au loin, et cette promesse d’un moment suspendu.
Le lieu nous accueille sans bruit, comme une maison de famille oubliée. Une terrasse de bois, des tables nappées de blanc, l’ombre bienveillante des parasols et, face à nous, l’infini de la Méditerranée. Nous sommes trois. Un couple. Et notre fille, tout juste quatre ans, les yeux écarquillés par tant de bleu, tant de calme, tant de promesse.
Le commencement : quand le regard goûte avant la bouche
À peine assis, l’air nous enveloppe. Il est chargé de sel, de soleil, d’une promesse d’embruns. Le service arrive, discret, élégant, souriant. Ici, tout respire la justesse. On nous apporte une huile d’olive dorée, du pain encore tiède, une pincée de sel de mer, presque cristallin. Notre fille y trempe un morceau, le porte à ses lèvres, puis ferme les yeux. Elle goûte. Et elle comprend. Ici, on ne mange pas. On entre en communion.
Le premier plat arrive : une assiette de gambas rouges d’Ibiza, saisies juste ce qu’il faut, éclatantes, presque vivantes. Leur carapace se fend sous les doigts, libérant une chair ferme, iodée, presque sucrée. Nous mangeons avec les mains, riant doucement, complices dans le plaisir simple et viscéral. Notre fille regarde, observe, puis tend sa petite main vers une gambas. Nous l’aidons. Elle goûte. Et son sourire s’ouvre, large, solaire. C’est sa première rencontre avec la mer, par le goût.
La montée : des plats comme des souvenirs ancrés
La langouste grillée arrive ensuite, royale, posée sur un lit d’algues. Sa chair nacrée se détache en pétales, fondante, presque timide. Le citron, ici, est une caresse, pas une gifle. Une huile aux agrumes rehausse l’ensemble, sans le dominer. C’est une danse de saveurs, entre puissance marine et tendresse citronnée.
Notre fille, intrépide, demande à goûter encore. Son palais s’éveille. Ses gestes ralentissent. Elle comprend, instinctivement, que ce repas n’est pas comme les autres. Qu’il est un moment qu’on grave dans le cœur plus que dans la mémoire. Nous la regardons. Nous nous regardons. Et dans ce silence entre deux bouchées, nous savons : elle se souviendra.
Puis vient un plat de riz noir aux seiches, tout en profondeur. L’encre marine s’étire comme une encre de poète, révélant des parfums sombres, telluriques, mais doux. La cuisson est parfaite. Les grains sont souples, al dente. Il y a du fumé, du salin, un léger parfum de thym sauvage. C’est un poème minéral.
L’intensité : le moment où le temps n’existe plus
Il y a ce moment, au cœur du repas, où le silence devient la plus belle des musiques. Nous ne parlons plus. Nous respirons. Nous partageons. Un turbot entier, découpé à la table, arrive ensuite. Sa peau croustille, sa chair se délite, son parfum emplit l’espace. Un filet de citron, un soupçon de fleur de sel, et l’on frôle la perfection.
Notre fille, rassasiée mais curieuse, continue de picorer. Elle demande pourquoi le poisson « sent la mer ». Nous lui répondons qu’il vient de là-bas, tout droit, de l’eau qu’elle voit danser sous le soleil. Elle reste silencieuse un instant, puis dit : « Alors, c’est comme manger un bout d’horizon. » Nous nous regardons, émus. Les enfants disent parfois les choses avec des mots qu’on n’oserait plus.
Le calme : un dessert comme une fin de journée
Le dessert arrive, tout en légèreté : une panna cotta au lait d’amande, surmontée de figues fraîches et de zestes d’orange confits. C’est doux, frais, presque aérien. Comme un dernier baiser sur le front d’un rêve.
Notre fille éclate de rire en découvrant les zestes. Elle les mâche lentement, puis les recrache avec un « c’est bizarre, mais j’aime bien ». Elle dévore la panna cotta à pleines cuillères, ravie. Nous, nous prenons notre temps. Le café viendra ensuite, mais pour l’instant, il n’y a rien à ajouter.
L’après : quand on emporte plus que des saveurs
Le café est doux, presque chocolaté. Le vent s’est levé légèrement, faisant frémir les nappes. Le soleil descend doucement. La mer, elle, est toujours là, immuable. À notre table, le silence est complice. Nous n’avons pas mangé. Nous avons vécu.
Ce déjeuner, à trois, au bord de l’eau, a été bien plus qu’un repas. Il a été un rituel. Une célébration de l’instant. Une déclaration d’amour. À la vie. À notre fille. À cette île lumineuse. Et à ce restaurant, Es Torrent, qui ne cherche pas à briller, mais qui éclaire pourtant tout.
En repartant, notre fille se retourne une dernière fois vers la mer et murmure : « On reviendra, hein ? »
Nous sourions. Oui, on reviendra. Comment pourrait-il en être autrement ?
Es Torrent – Restaurant de fruits de mer
Playa Es Torrent, Sant Josep de Sa Talaia, Ibiza, Espagne
📍 www.estorrent.net