L’éveil d’un monde suspendu
Il est des lieux qui n’appartiennent pas tout à fait à notre réalité. Des décors que l’on croirait sortis d’un rêve ancien, peut-être raconté par un grand-père assis sous un ciel d’orage, un conte aux teintes vert émeraude et aux silhouettes d’ombres géantes. La baie d’Ha Long, au nord-est du Vietnam, est de ceux-là. Un labyrinthe d’eau et de pierre, où les montagnes jaillissent verticalement de la mer, comme si le monde lui-même voulait toucher le ciel.
Ce matin-là, nous étions trois. Un couple, usé tendrement par les saisons, et notre fille de cinq ans, dont les yeux portaient encore l’éclat intact de ceux qui croient aux dragons endormis. La baie s’étirait devant nous, silencieuse, recouverte d’un voile de brume que la lumière peinait à traverser. Il était tôt, très tôt. L’heure des murmures, des promesses tenues à voix basse.
Nous avions quitté Hanoï à l’aube, laissant derrière nous le tumulte, les klaxons, les trottoirs fumants de bouillon. La route vers Ha Long avait le goût d’un voyage lent. Et quand enfin la mer se dévoila, nous n’étions plus tout à fait les mêmes.
La rencontre avec l’impossible
Le bateau glissait lentement, tel un pinceau sur la toile d’un peintre amoureux. Chaque pic karstique, drapé de végétation, semblait avoir son caractère, sa posture. Certains se penchaient comme pour écouter les secrets du vent, d’autres se dressaient droits, fiers, détachés.
Notre fille, assise à l’avant, gardait le silence. Elle observait. Comme si elle sentait que ce moment lui demanderait plus tard des mots qu’elle ne possédait pas encore. Elle effleurait la rambarde de bois avec ses doigts, comme on caresse la peau d’un animal mystique. Et dans son regard, je vis ce que ni les livres, ni les récits de voyage, ne peuvent vraiment transmettre : la révélation.
Ici, le temps ne passe pas. Il s’étire. Il s’oublie. Même le clapotis des vagues semble répondre à une chorégraphie ancienne. L’eau, si calme, semble respirer à notre rythme. Nous étions loin, très loin, et pourtant… tellement présents.
Une parenthèse à la verticale du monde
Le déjeuner fut simple. Du poisson fraîchement pêché, grillé sur un feu discret, accompagné de riz parfumé et d’un peu de légumes croquants. Rien d’ostentatoire. Mais tout était là. Le goût du sel dans l’air. Le sourire du pêcheur qui nous le tendit. L’écho des voix lointaines des autres embarcations, à peine audibles, comme un chant flottant.
Notre fille, habituellement capricieuse à table, mangea en silence. Concentrée. Le poisson fondait sous la dent. Elle leva les yeux vers nous, puis vers l’horizon, et dit :
« C’est comme manger dans un rêve. »
Et nous nous sommes tus. Parce que parfois, les enfants trouvent les mots que nous cherchons.
L’île cachée : l’intimité d’un instant
Le bateau accosta sur une plage minuscule, à peine une langue de sable entre deux géants de pierre. Nous avons marché pieds nus. Le sable était tiède, encore humide des marées nocturnes. Tout autour, la végétation semblait garder le silence. À chaque pas, nous découvrions un coquillage, une pierre polie, un souvenir à venir.
Notre fille courait, tournoyait, riait sans raison. Nous, nous nous tenions la main. Ce n’était pas un geste d’amour passionné, mais un lien doux, vieux, profond. Dans cette crique oubliée, nous étions seuls. Et ce sentiment de solitude était précieux. Il n’avait rien d’angoissant. C’était une solitude complice, comme si la baie elle-même nous avait choisis, nous trois, pour lui confier un secret.
Le temps suspendu : une lecture vivante
Sur un rocher plat, nous avons lu. Un vieux livre de poèmes vietnamiens, emprunté la veille dans une échoppe de Hanoï. Le papier sentait le thé, le soleil, et les mots vibraient au rythme du ressac. Les poèmes parlaient d’amour, de rizières, de femmes aux chapeaux coniques, de pêcheurs silencieux. Et chaque mot semblait flotter entre les pics, porté par le vent.
Notre fille s’assit sur nos genoux. Elle écoutait. Peut-être ne comprenait-elle pas tout. Mais ce n’était pas important. Les mots s’inscrivaient ailleurs. Dans sa mémoire. Dans sa chair.
Lire ici, dans cet écrin de silence, c’était rendre hommage à la lenteur, à l’intimité. C’était redonner au verbe son pouvoir d’évocation, sa musicalité, son mystère. Nous ne lisions pas seulement pour elle. Nous lisions pour nous, pour l’instant. Et pour ceux qui, plus tard, entendraient notre récit.
Le retour : emporter la lumière
Lorsque le soleil commença à percer les nuages, la baie se transforma. Les eaux devinrent d’un vert presque fluorescent. Les ombres s’épaissirent, les contrastes explosèrent. Le monde s’ouvrait. Et nous, nous étions prêts à repartir.
Sur le chemin du retour, notre fille s’endormit dans nos bras. Son souffle calme, sa tête contre notre épaule, et autour de nous, cette mer éternelle. Nous avons longuement regardé les reliefs, sans dire un mot. Comme pour leur promettre de revenir. Ou peut-être pour leur dire adieu.
Mais la baie ne quitte jamais vraiment ceux qui l’ont aimée. Elle s’infiltre. Elle reste là, tapie sous les paupières, prête à surgir dès qu’un mot, une odeur ou une lumière lui ressemblera.
L’émotion partagée : plus qu’un voyage
Ce jour-là, ce n’était pas simplement un détour touristique. C’était une échappée belle. Une histoire sans fin que nous avions vécue à trois. Et ce que nous avons reçu dépasse tout ce que l’on peut attendre d’une destination.
La baie d’Ha Long, ce n’est pas un lieu que l’on coche sur une carte. C’est un lieu que l’on embrasse, que l’on respire, que l’on garde au creux du cœur. C’est un poème vivant. Une lecture à voix haute, faite dans la langue universelle de la beauté.
Alors oui, quand on nous demande si ce voyage valait la peine, nous répondons sans hésiter :
Ce n’était pas un voyage. C’était une offrande.
Baie d’Ha Long – Vietnam
Embarcadère principal : Bến tàu du lịch Tuần Châu, Thành phố Hạ Long, Quảng Ninh, Vietnam
📍 Latitude : 20.9274 – Longitude : 107.1839
Que vos pas vous y mènent un jour. Et si ce n’est pas le cas, que vos lectures vous y déposent au moins un instant.